Article paru le 06/11/2017 sur le site business.lesechos.fr
Huit femmes sur dix disent avoir été confrontées à des attitudes sexistes dans leur vie professionnelle. Les entreprises françaises n’ont pas toutes pris la mesure du sujet.
Briser l’omerta
Confrontés à ces dénonciations de personnalités du monde de la politique et des affaires pour harcèlement et violences sexuelles, on en oublierait presque la persistance du sexisme ordinaire. Le respect de la personne, la diversité, la complémentarité sont des valeurs prônées par les organisations modernes et qui s’inscrivent, de fait, contre les attitudes sexistes. Mais, dans une tradition française de rapports hommes-femmes très sexuée, suffisent-elles à régler le problème ? « A quelques exceptions près, les entreprises n’ont, jusqu’à présent, pas du tout investi le thème du harcèlement sexuel. Il existe une vraie loi du silence, qu’il faudrait briser », explique Pascale Pitavy, directrice associée du cabinet Equilibres, spécialisé dans les problématiques d’égalité hommes-femmes. « Entre sexisme ordinaire et harcèlement sexuel, il y a un continuum, mais les entreprises ne font pas encore le lien en France. » Des générations de femmes au travail ont connu les « mon petit », « revenez lorsque vous serez habillée correctement » et autres propos déplacés. Hormis les SMS ambigus et répétés ou les frôlements pressants, qui relèvent du harcèlement, qui n’a pas entendu attribuer une belle carrière féminine à une « promotion canapé » ou imputer une mauvaise humeur à un cycle menstruel ? Et quand l’omerta est brisée et qu’un cas de harcèlement sexuel est dénoncé ou identifié, il se règle le plus souvent en catimini, avec déplacement des intéressés. « Le ‘coût’ de la dénonciation du harcèlement sexuel est perçu par les victimes comme bien plus important que le ‘coût’ de la renonciation », résume David Mahé, le président du cabinet Stimulus, spécialiste du bien-être et de la santé au travail..
Un sexisme noyé dans une politique de diversité
Le sexisme ordinaire en entreprise n’a pas disparu. Il refait parfois surface au détour d’un programme innovant sur l’égalité professionnelle. A Bordeaux, le réseau 50/50 d’Orange Sud Ouest a ainsi abordé le sujet, en voulant initialement traiter celui des inégalités. La démarche a donné naissance à un module de sensibilisation, déployé depuis quelques mois dans les comités de direction et dans la communauté RH de la région. « Partir des inégalités au travail qui existent entre les hommes et les femmes permet de faire prendre conscience aux participants de la réalité du sexisme ordinaire », explique Véronique Etienne, la responsable de l’égalité professionnelle, de la diversité et du handicap au sein de cette direction d’Orange. Mais de telles initiatives sont rares. Sexisme et harcèlement sexuel sont noyés dans une politique de diversité, à l’instar de ce groupe du CAC 40 qui, interrogé sur son dispositif, indique ne pas disposer de charte spécifique, mais tient à souligner que « la diversité est l’un des quatre piliers RH de l’entreprise ».
Etablir une charte spécifique
Ce type de situation, répandu en France, est bien éloigné des us et coutumes outre-Atlantique, où les entreprises n’hésitent pas à aborder explicitement la question du harcèlement sexuel. Pour en être convaincu, une rapide recherche sur Internet des termes « sexual harassement & company » mène directement aux « politiques de l’environnement de travail sans harcèlement » de grosses entreprises américaines comme Johnson & Jonhson ou HP. Ces pans de règlement intérieur dressent, par le menu, la liste des éléments constitutifs du harcèlement sexuel, notifient la responsabilité légale de l’employeur et indiquent les procédures de signalement, avec mails et lignes téléphoniques d’urgence pour les victimes. « Les entreprises anglo-saxonnes se sont ajustées aux contraintes légales, commente David Mahé, chez Stimulus. Ces bonnes pratiques sont inspirées par la crainte d’une condamnation pécuniaire mais aussi d’une réputation salie. »En France, la loi du 6 août 2012 sur le harcèlement sexuel est très claire. Elle donne deux définitions de cette infraction. La première désigne le fait d’imposer à une personne, quel que soit son sexe, de façon répétée ou non, des propos, des comportements à connotation sexuelle. La seconde désigne «toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle» qui porte atteinte à la dignité d’autrui « en raison de leur caractère dégradant ou humiliant» et qui crée à son encontre «une atteinte intimidante, hostile ou offensante». Tout employeur est tenu par l’obligation de protéger la santé et la sécurité de ses salariés. Et doit, en conséquence, prendre des mesures de prévention contre le harcèlement sexuel et le faire cesser lorsqu’il en a connaissance.
Incarnation et exemplarité
David Mahé recommande aux entreprises d’actionner trois leviers. A commencer par l’application de la loi. L’entreprise ne peut laisser une situation présumée de harcèlement en l’état sans l’instruire, quitte à faire appel à un intervenant extérieur. « Il y a obligation de sanctionner le harceleur et de l’éloigner sans délai de la victime, rappelle-t-il. Le harcèlement signifie qu’il y a une victime et un coupable.» Au-delà et dans un souci de prévention, un travail de sensibilisation des collaborateurs et collaboratrices aux comportements responsables s’impose, afin de mieux comprendre la nature des comportements sexistes et du harcèlement. Enfin, «c’est un sujet qui mérite un peu d’incarnation et d’exemplarité en interne», explique l’expert à l’attention des dirigeants.Sophie Wigniolle, coprésidente du cabinet Eric Salmon & Partners, et Anne Romet, associée, se positionnent en amont de la réflexion. Pour ces chasseuses de têtes, les comportements managériaux sont un point d’attention particulier dans l’évaluation des candidats. «En outre, précisent-elles, alors qu’il relève d’une partie de notre responsabilité de proposer des femmes dans des secteurs et des métiers longtemps réservés aux hommes, notre rôle est aussi de proposer un accompagnement adapté à l’entreprise et à la candidate.»
L’entreprise a tout intérêt à agir
Chaque année, le chercheur Nicolas Vanderbiest et le logiciel de veille Visibrain mènent une étude sur les crises touchant la réputation en ligne des marques. Les résultats de 2016 indiquaient que le sexisme était à l’origine de 20 % des « bad buzz » de l’année. « Ce qui se passe aujourd’hui démontre que les entreprises ont intérêt à se saisir du sujet et à agir », fait valoir Pascale Pitavy. « Elles n’ont d’autant plus le choix qu’il est établi que l’une des conséquences des manifestations sexistes au travail est une baisse de la performance des personnes qui en sont victimes ou témoins. »