Sentiment d’abandon, surcharge cognitive, management toxique aggravé, perte de repères, la généralisation du travail à distance mal préparée augmente les risques psychosociaux.
Le télétravail ne fait pas que des heureux. La généralisation du travail à distance a fait chuter la motivation des salariés. « Du jamais-vu depuis cinq ans », indique l’étude WorkAnyWhere réalisée en avril auprès de 6 500 salariés, publiée jeudi 7 mai. « Nous sommes tous débordés, franchement en surchauffe, on passe la journée à régler les questions immédiates, je dois me bloquer des plages dans mon planning pour pouvoir réfléchir », témoigne Amélie, cadre supérieure dans une PME de recherche et développement.
« Là où tout se réglait par des interactions de quelques minutes en présentiel, ça prend actuellement des proportions énormes en temps, et en énergie. Habituellement, on règle plein de choses en se montrant les documents, les prototypes. A distance, ça nécessite de s’envoyer un premier mail pour dire qu’on veut se voir. On n’a pas du tout la culture du mail, tout se réglait à l’oral. C’est beaucoup plus long à l’écrit : il y a plusieurs allers-retours, des incompréhensions et des conflits, qu’il ne faut pas laisser perdurer, pour éviter les dégâts irréversibles. Il faut une heure là où ça prenait cinq minutes. Et dès qu’on doit interagir à plus que deux, il faut prendre rendez-vous. C’est une charge mentale supplémentaire très importante. »
Pour beaucoup de salariés, le télétravail est devenu synonyme de tensions, de stress, de burn-out. Au bout de deux mois, il y a déjà un phénomène d’usure. Le nombre de lignes d’écoute de psychologues mises à disposition des salariés a doublé, indique Eric Goata, directeur général délégué du cabinet Eleas, spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux : « Les salariés parlent d’abandon, de solitude, de surcharge cognitive liée au trop grand nombre d’informations à traiter, de surcharge de travail, d’un sentiment d’être surveillé à l’excès par les managers, des difficultés à coopérer avec les collègues et de l’impossibilité de concilier vie privée-vie professionnelle ».
Pour François-Xavier, responsable technique projet dans un grand groupe, qui s’exprime sous couvert de l’anonymat, « avec le télétravail, les comportements toxiques sont devenus nocifs. Les managers qui ont besoin de contrôle permanent pour se rassurer, au bureau on passait simplement les voir, mais à distance, c’est plus compliqué à gérer. Aujourd’hui, j’ai dénombré 28 mails du même responsable. Derrière un écran, on est un peu en mode tout-puissant. On n’a pas forcément conscience que ça pèse sur le moral du salarié de se sentir épié tout le temps ».
Les mécanismes de coopération sont altérés en télétravail
Le contrôle du travail est de la responsabilité du manager, mais à distance, cela exige de la confiance réciproque et l’autonomie du salarié, qui ne sont pas acquises d’avance. « Ça passe par du reporting, qui crée aussi de la défiance et, à l’excès, génère perte d’estime de soi et culpabilité. Ceux qui ne savent pas travailler seuls, privés du soutien de leurs collègues, peuvent prendre du retard. Ils se mettent à douter de leurs capacités avec un sentiment d’abandon. Tandis que du côté du manager, une absence de réponse ou une réponse tardive peut être interprétée comme du désengagement. Mais appeler tous les matins pour savoir ce qui a été fait est nuisible », explique M. Goata. Les mécanismes de coopération sont altérés en télétravail.
Pour Laure, la situation est plus dramatique. Contractuelle de la fonction publique, elle était en situation de harcèlement moral avant la généralisation du télétravail. Tout s’est aggravé depuis. Elle reçoit des demandes urgentes le matin, mais les dossiers nécessaires pour les traiter n’arrivent que le soir. Personne n’en sait rien, sauf elle et l’auteur des mails. Ses questions restent sans réponse, en visioconférence, elle se sent ignorée. « On démolit plus facilement à distance, les garde-fous que représente le regard des autres ne sont plus là. Mais ce qui est pernicieux, c’est que je n’ai pas plus envie de les retrouver physiquement », confie-t-elle. Les personnes en fragilité psychologique sont dans une situation délicate car « le télétravail peut jouer un rôle d’amplification important », confirme M. Goata.
« J’ai arrêté de compter mes heures, je suis proche du burn-out »
Les entreprises qui se sont donné les moyens de suivre leurs salariés de près à travers des enquêtes régulières ont rapidement constaté des dégâts. « Au début, on n’avait pas les mêmes retours, lors des points hebdomadaires, au niveau de la direction et au niveau des managers de proximité. On a mis en place une enquête directement auprès des salariés qui a remonté des cas isolés de personnes en souffrance, débordées, qui n’avaient pas le temps de déjeuner, reconnaissant des efforts de la part de l’entreprise mais les jugeant insuffisants. Chaque manager reçoit désormais les résultats de l’enquête pour répondre à l’inquiétude soulevée en tout anonymat », raconte Caroline Arquié, DRH du groupe SGS France, une entreprise de certification de 2 800 salariés dont 25 % en télétravail.
Dans une démarche similaire, le cabinet d’audit Mazars a désigné des référents « seniors » pour prendre le pouls des jeunes collaborateurs en télétravail qui pourraient souffrir du manque d’encadrement. « Plus les salariés sont jeunes, plus ils ont besoin d’être cadrés, d’être guidés. En télétravail, ils ont l’impression d’apprendre moins qu’avant. La relation avec le manager manque de spontanéité et de fréquence », explique Célica Thellier, cofondatrice de ChooseMyCompany, l’entreprise d’analyse de données qui a réalisé l’étude WorkAnyWhere.
Yann, jeune trentenaire, salarié d’une entreprise de service prestataire d’une grande administration, confirme : « J’ai un collègue plus âgé que moi, qui est un peu notre chef informel. Mais depuis qu’on est à distance, je n’arrive pas à gérer notre communication. Je ne sais pas comment le contacter, je n’ose pas l’appeler. Alors que je suis connecté de 8 heures à 19 h 30, je n’ai dû lui parler que trois fois. Il ne voit plus ce que je fais, alors que c’est lui qui me permet d’avancer dans le travail. Pendant ce temps, dans les mêmes délais, de nouveaux objectifs s’ajoutent sans cesse. Et c’est comme ça depuis deux mois, j’ai un peu de mal. J’ai arrêté de compter mes heures, mais je suis proche du burn-out. »
Selon une étude, 42 % des salariés s’estiment moins reconnus
Le télétravail pose aux salariés la question de la reconnaissance de leur performance individuelle. Dans l’étude WorkAnyWhere, 42 % se disent moins reconnus. D’une part parce que des salariés deviennent invisibles, parce que récemment arrivés ou trop discrets dans la communication collective, ils finissent par être oubliés dans l’attribution des missions. D’autre part, parce que certains profitent du travail à distance pour s’approprier la valeur créée par les autres.
Etant donné le taux de satisfaction des télétravailleurs – plutôt élevé dans les enquêtes d’opinion, jusqu’à 80 % dans la récente enquête Kantar –, ce mode de travail n’est cependant pas rejeté par les salariés. « Un ou deux jours par semaine, c’était bien. Mais là, franchement, j’en ai ma dose », résume François-Xavier. La généralisation du télétravail s’est faite dans une impréparation et un manque de moyens matériels qui restent à régulariser pour devenir durable. Avant le Covid-19, seul un quart des télétravailleurs étaient couverts par un accord collectif.
Source : Article d’Anne RODIER, Le Monde, paru le 23/05/2020, sur le site Le Monde.fr
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