« Guy-Patrick Chérouvrier, ex DRH France de France Telecom, nous a dit : “passé 40 ans, quand on se réveille le matin, si on n’a pas mal quelque part, c’est qu’on est mort”. Finalement, notre description était pour eux le signe que leur projet avançait bien puisqu’ils voulaient que les gens partent d’eux-mêmes. Je peux donc témoigner que les dirigeants de France Telecom étaient prévenus explicitement d’un risque de suicide et qu’ils n’ont pas voulu en tenir compte », déclare François Cochet, directeur des activités Santé au travail chez Secafi et Président de la FIRPS, dans un entretien à News Tank le 03/06/2019.
François Cochet a témoigné à la barre du tribunal correctionnel le 21/05/2019, dans le cadre du procès France Telecom : « À la suite de notre mission d’expertise chez France Telecom, Olivier Barberot, directeur exécutif chargé des ressources humaines, et Guy-Patrick Chérouvrier, DRH France, ont demandé à nous rencontrer en septembre 2007. À notre grande stupeur, nous avons alors compris qu’il ne s’agissait pas de se préoccuper de la situation décrite mais de nous reprocher d’avoir écrit ce rapport. L’idée que les dirigeants d’alors n’aient pas été au courant des alertes faites ne résiste pas à l’examen des faits. »
« Depuis 2012, nous interrogeons tous les salariés, tous les 3 ans, soit 100 000 personnes en France, y compris les filiales. Nous pouvons donc comparer les évolutions dans le temps. Secafi rédige un rapport global d’analyse, puis 14 rapports pour chacune des activités avec les réponses des répondants du périmètre concerné. À chaque fois, nous comparons les résultats de l’activité, par exemple ceux des boutiques, avec ceux du groupe Orange. Puis nous produisons un rapport au niveau de chacun des 120 établissements. Les rapports sont envoyés dans les CHSCT. »
« Le rappel permanent de la crise des suicides est parfois pesant chez Orange. La défense de Didier Lombard (ex-PDG de France Télécom, NDLR) est de dire qu’il ne pouvait pas faire autrement en période de fortes transformations. Mais la direction actuelle fait précisément autrement et l’entreprise ne se porte pas si mal. »
La fusion des instances, notamment le CHSCT, la mise en place du CSE : tels sont les autres thèmes abordés par François Cochet.
Vous avez créé une activité expertise pour les CHSCT au milieu des années 90. Quel est votre regard sur la fusion des instances, notamment le CHSCT ?
Dans beaucoup d’entreprises de moins de 300 salariés, la commission Santé sécurité et conditions de travail n’existe pas puisque le seuil de l’obligation a été relevé et on peut donc parler de disparition du CHSCT. Il était pour le moins naïf de croire que, par la négociation, des dispositifs ambitieux seraient mis en place partout. Mais les questions de conditions de travail ne disparaissent pas pour autant. Dans les entreprises où l’affaiblissement du dialogue social fera reculer la prévention, elles réapparaîtront dans quelque temps sous des formes dégradées. Des demandes légitimes de réparations succéderont au recul des actions de prévention. Certaines entreprises mettent en place des commissions. Mais il existe un certain flottement sur leur rôle car tout le monde n’a pas compris qu’elles ne sont pas la même chose que le CHSCT. Récemment, un DRH m’a proposé de présenter un rapport d’expertise en commission SSCT alors que c’est lors du CSE qu’il faut le faire. Il y a globalement deux risques à cette fusion des instances :
– l’éloignement du terrain,
– la centralisation des sujets au sein d’une instance qui sera encombrée.
Toutefois, l’obligation de créer une Commission centrale hygiène, sécurité et conditions de travail, qui doit permettre de traiter certains sujets avec la direction générale des entreprises, peut être intéressante mais il existe encore peu d’exemples à ce sujet.
Mais pour se rapprocher du terrain, certaines entreprises vont au-delà de la loi en matière de CSE avec la mise en place de représentants de proximité notamment…
Il faut un accord pour mettre en place des représentants de proximité. Et ces derniers ne sont pas éligibles à la formation SSCT auxquels ont droit les membres du CSE. Certaines entreprises ont mis en place par accord des dispositifs intéressants qui associent plusieurs commissions SSCT, parfois thématiques, avec des représentants de proximité qui siègent avec des membres du CSE. C’est le cas chez Orange.
SECAFI a réalisé 47 expertises chez France Télécom entre 2006 et 2010, dont 18 pour risques graves. À la barre du tribunal correctionnel, le 21/05/2019, vous avez précisé que cette proportion était singulièrement élevée. Que s’est-il passé sur le site d’Alès qui était concerné par un projet de fermeture en 2007 ?
Nous avons été nommés en 2007 par le CHSCT dans le cadre de l’information consultation sur la fermeture du site. Le collègue chargé de la mission me rappelle peu après, paniqué par ce qu’il entendait auprès des salariés. Je lui envoie en renfort un psychologue du travail spécialiste des situations difficiles. Notre rapport écrit rapporte les propos entendus qui montrent un niveau de désarroi et de violence très inquiétant.
Les salariés avaient pendu des mannequins Sur ce site, où 30 postes devaient être supprimés, les salariés avaient pendu des mannequins et menacé de faire sauter le bâtiment avec des bouteilles de gaz. Dans le rapport, nous indiquons ceci : “Nous ne nous trouvons pas en présence de personnels réfractaires au changement”, car ils ont déjà vécu des changements dans leur carrière. Leur réaction n’est pas le fruit d’une rigidité ou d’un refus du changement, mais le désarroi de voir s’effondrer un édifice que l’on a contribué à bâtir. Et nous avons alerté explicitement sur le risque de suicide.
À la suite de cette mission, Olivier Barberot, directeur exécutif chargé des ressources humaines, et Guy-Patrick Chérouvrier, DRH France, ont demandé à nous rencontrer en septembre 2007. À notre grande stupeur, nous avons alors compris qu’il ne s’agissait pas de se préoccuper de la situation décrite mais de nous reprocher d’avoir écrit ce rapport. L’idée que les dirigeants d’alors n’aient pas été au courant des alertes faites ne résiste pas à l’examen des faits.
Vous aviez à cette époque déjà 20 ans d’expérience. Aviez-vous connu d’autres situations similaires en entreprise ?
À ce niveau, non. J’avais connu des restructurations compliquées avec licenciements et fermetures de sites mais jamais avec cette brutalité et un tel désarroi. Il n’y avait pas de licenciements chez France Telecom mais les gens étaient démolis. Il y avait une volonté de les pousser dehors. Lors de cette entrevue, nous avons longuement exposé toute la détresse des salariés et le désarroi des équipes, la forte proportion des salariés en pleurs pendant les entretiens, bien au-delà du seul site d’Alès.
« Passé 40 ans, quand on se réveille le matin, si on n’a pas mal quelque part, c’est qu’on est mort » (DRH France Télécom en 2007)Pour mettre fin à l’entretien, Guy-Patrick Chérouvrier nous a dit : « passé 40 ans, quand on se réveille le matin, si on n’a pas mal quelque part, c’est qu’on est mort ». Finalement, notre description était pour eux le signe que leur projet avançait bien puisqu’ils voulaient que les gens partent d’eux-mêmes. Je peux donc témoigner que les dirigeants de France Telecom étaient prévenus explicitement d’un risque de suicide et qu’ils n’ont pas voulu en tenir compte.
Le rôle du DRH est-il déterminant en pareil cas ?
Une telle situation ne peut pas se mettre en œuvre dans le dos du DRH. Et avec de telles alertes, un DRH s’en préoccupe, corrige les situations. Et si la direction de l’entreprise s’oppose à ses actions, il démissionne.
Comment la situation s’est-elle améliorée ?
Dans cette période, les préconisations de nos rapports se heurtaient à un mur en acier blindé. La situation s’est retournée en 2010 après le rapport d’expertise que nous avons fait pour le CHSCT d’Annecy après le suicide d’un technicien en septembre 2009. En février et mars 2010, la présentation de notre rapport et les débats sur nos propositions étaient d’une telle intensité qu’il a fallu quatre journées, étalées sur deux mois, pour en venir à bout ! Nous avions fait un certain nombre de préconisations classées en fonction de ceux qui étaient en charge de les mettre en œuvre. C’est aussi la période où la nouvelle direction s’est mise en place. Dans le nouveau contrat social envoyé à tous les salariés en septembre 2010, la plupart de nos préconisations s’y retrouvaient, y compris celle portant sur la simplification de l’offre.
Vous réalisez des enquêtes triennales sur les conditions de travail et le stress depuis 2012 chez Orange. Quelles sont les évolutions constatées ?
Nous avons constaté dès 2012 des améliorations flagrantes dans certains domaines, lentes, voire inexistantes, dans d’autres. Se sont rétablis très vite :
– la fierté d’appartenance,
– le soutien social des collègues,
– le soutien du manager.
Il y a eu aussi des progrès importants sur l’autonomie ou concernant les conflits éthiques au travail. La plupart des salariés d’Orange n’ont plus de craintes pour leur emploi, mais le contenu de leur travail connaît de grands bouleversements. Ce qui reste plus compliqué, c’est l’intensité et la complexité du travail, une problématique peu mise en avant par l’enquête de 2009. L’accompagnement du changement et la formation ont progressé, mais ils ne sont pas encore partout à la hauteur des enjeux.
Certains partenaires sociaux ont évoqué « des non-améliorations manifestes »…
Sur certains cas, c’est exact. Il y a même des régressions sur la coopération entre services, par exemple. Certaines équipes d’Orange sont en relation autant avec certains services chez leurs concurrents qu’avec les mêmes services en interne.
Passer par des process et des écrits qui se sont révélés autant d’obstacles à une coopération fluide entre salariés Sous pression de la concurrence, l’Arcep a exigé qu’Orange mette en place un dispositif garantissant la fourniture aux opérateurs tiers des informations dans les mêmes délais, dans des conditions identiques de fiabilité et de performance que ceux dont bénéficient ses propres services commerciaux. Afin de tracer les pratiques, l’entreprise a dû obliger tous ses intervenants à passer par des process et des écrits qui se sont révélés autant d’obstacles à une coopération fluide entre salariés d’une même entreprise. Cette mise en conformité s’est révélée délétère pour les conditions de travail et l’efficacité au travail des salariés d’Orange. Le rapport 2019 révèle que c’est, au sens propre, du « travail empêché » mais aussi une « perte de valeur ».
Les enjeux liés à l’automatisation et à l’IA présentent-ils un risque en matière de RPS ?
Chez Orange, prendre en compte la diversité des métiers est incontournable : centres d’appels, boutiques, techniciens qui se déplacent en clientèle, commerciaux, informatique, recherche et développement, etc. La plupart sont impactés par la digitalisation mais pas de la même manière. Les salariés d’Orange en sont tout à fait conscients, mais l’enquête montre qu’ils ne sont pas trop inquiets, avec un bémol pour les moins diplômés.
Comment cette enquête triennale est-elle organisée ?
Cette enquête n’a pas d’équivalent. Nous interrogeons tous les salariés, tous les trois ans, soit 100 000 personnes en France, y compris les filiales. Nous pouvons donc comparer les évolutions dans le temps. Secafi rédige un rapport global d’analyse, puis 14 rapports pour chacune des activités avec les réponses des répondants du périmètre concerné. À chaque fois, nous comparons les résultats de l’activité, par exemple ceux des boutiques, avec ceux du groupe Orange. Puis nous produisons un rapport au niveau de chacun des 120 établissements. Les rapports sont envoyés dans les CHSCT.
Un signe de maturité et de confiance mutuelle des acteursPar exemple, le CHSCT des boutiques du Sud-Est reçoit pour chaque question et pour chaque indicateur les réponses des répondants des boutiques du Sud-Est, celles des boutiques dans toute la France et celles de l’ensemble des salariés du groupe Orange. Nous ne venons pas leur présenter ce rapport. C’est un signe de maturité et de confiance mutuelle des acteurs. Mais pour les accompagner et présenter la méthodologie, nous avons organisé des conférences téléphoniques avec les 200 préventeurs du groupe, avec les présidents et secrétaires de CHSCT. Nous allons faire pareil avec les services de santé au travail.
Pourquoi avoir décentralisé les résultats du rapport ?
C’est une démarche totalement concertée avec l’ensemble des syndicats et la direction. C’est au niveau local, que l’on peut le mieux mesurer les résultats de l’enquête et les analyser. Nous leur donnons la méthode et les outils pour qu’ils travaillent. Après la première enquête faite en pleine crise sociale, un accord sur la prévention du stress a été négocié. Il prévoit une enquête tous les trois ans et la démarche pour le choix du cabinet. La direction propose trois cabinets avec l’agrément CHSCT et les IRP choisissent parmi ces cabinets.
C’est au plus près du terrain que les acteurs de la prévention peuvent analyser leur situation et engager des plans de préventionEn 2012, nous avons été retenus avec la proposition complémentaire de fournir une base de données permettant à tous d’avoir des réponses plus détaillées, par exemple pour distinguer les résultats des hommes de ceux des femmes sur telle ou telle question. Il faut noter que cette base était accessible tant pour les représentants du personnel que pour les RH ou les médecins du travail. En 2016, nous avons proposé cette déclinaison à tous les niveaux de l’entreprise, qui était prévue dans l’accord initial mais compliquée à mettre en œuvre. Chaque rapport envoyé en local aux CHSCT comprend :
– une synthèse nationale,
– une synthèse de leur activité,
– leurs propres résultats.
Le pari des partenaires sociaux d’Orange, c’est de considérer que c’est au plus près du terrain que les acteurs de la prévention peuvent analyser leur situation et engager des plans de prévention et d’amélioration des conditions de travail. Pour 2019, la même démarche est en cours.
Que se passera-t-il après à la mise en place du CSE ?
Il existe 250 CHSCT chez Orange. Ils passeront à un peu plus de 80 CSSCT. Il y aura certaines fusions d’établissements. En s’adaptant à ce nouveau découpage, la même démarche pourra être reprise dans trois ans. Mais l’intention de tous est que ce processus ambitieux trouve sa place dans les nouvelles instances.
Comment sortir d’un tel lourd passé sur le management par la violence ?
Le procès est difficile à vivre pour certains salariés d’Orange car il fait ressortir une période douloureuse. Mais on ne peut pas ignorer son passé. La meilleure des réponses est d’être plus vigilant que les autres entreprises sur ces sujets après l’avoir été beaucoup moins. Des choses très intéressantes se font aujourd’hui chez Orange.
Pour cette entreprise, le rappel permanent de la crise des suicides est parfois pesant. La défense de Didier Lombard est de dire qu’il ne pouvait pas faire autrement en période de fortes transformations. Mais la direction actuelle fait précisément autrement et l’entreprise ne se porte pas si mal. Les conditions de travail chez Orange ne sont pas parfaites et il reste nombre d’améliorations très nécessaires à apporter. Mais il est incontestable que nous ne sommes plus du tout dans la même situation que celle que nous avons connue avant 2010.
Article paru le 3/06/2019, sur le site rh.newstank.fr
@Firps_ #QVT #RPS #SanteTravail