04 10 2016

France Télécom – Orange : De la crise sociale aux enjeux de transformation du travail (Introduction)

Nombre de grandes entreprises ont réalisé un diagnostic RPS, avec ou sans questionnaire. Mais peu d’entre elles ont assez de recul pour évaluer et mesurer les effets de leurs politiques de prévention. Chacun se rappelle la crise sociale de France Télécom et son rôle dans l’émergence de la problématique des risques psychosociaux. La nouvelle enquête menée par SECAFI en 2012 auprès des personnels de cette entreprise a permis d’analyser l’impact des mesures engagées depuis 3 ans. Cet article rend compte de ses principaux résultats, il décrit les innovations de cette nouvelle enquête et analyse les enjeux du travail qui se situent au coeur même de la problématique stratégique de cette entreprise.

Par François Cochet, président de la FIRPS.

Retour sur le contexte économique, stratégique et social  à l’origine de la crise de 2009

Il convient de revenir sur la situation que France Télécom a connue ces 20 dernières années. Cette entreprise a dû engager un processus de changement extrêmement lourd pour faire faceaux évolutions de son environnement : concurrentielles, réglementaires, technologiques. Les choix stratégiques opérés se sont traduits par un endettement qui a culminé à 70 milliards d’euros, une situation financière périlleuse malgré des cash-flow significatifs.

En 2002, un nouveau dirigeant est nommé. Dès son arrivée, il affiche une volonté de « modifier le temps » de l’entreprise. Il instaure une « culture de l’urgence » qui laisse peu de place à un véritable débat sur les orientations, ni avec les syndicats 1 , ni au conseil d’administration. Le reporting trimestriel devient une religion. Là où son prédécesseur demandait à ses équipes de s’ancrer dans les territoires, de tenir compte de la culture, de la géographie, de l’état de la concurrence pour tenir ses parts de marchés, il centralise et ne veut plus « voir qu’une tête ». Le découpage par processus est accentué, la clientèle segmentée. Si cette tendance n’est pas en soi nouvelle, ce qui est à retenir est surtout que l’organisation de l’entreprise a dû s’aligner strictement sur ce découpage. Les compétences, les savoir-faire, le travail des agents sont rentrés dans une tempête de relocalisation et de repositionnement permanent.

Face à la concurrence exacerbée, le choix a été fait de sophistiquer les offres et de les renouveler à un rythme très rapide, conduisant les personnels à devoir maîtriser une complexité technologique et marketing considérable.

Pour y faire face, l’entreprise a clairement fait le choix de la taylorisation. Une forte division du travail devait permettre à chaque salarié de se retrouver avec un « petit morceau » de cette complexité devenue ainsi maîtrisable. C’est dans ce contexte déjà lourd concernant les évolutions du travail que le plan NEXT , visant à faire partir 22 000 salariés sur la période 2006-2008, est intervenu. Il a actionné tous les moyens possibles pour convaincre un maximum de salariés que leur avenir devait s’écrire en dehors de l’entreprise. Tout ce qui rattachait les agents à leur passé était nié ou dénigré. La concurrence a chassé la notion de service aux publics, les réseaux n’étaient plus perçus que comme des utilités au service des contenus, la couverture territoriale était considérée comme un boulet en regard de la vélocité nécessaire pour faire face à la mondialisation. Cette vision stratégique contestable a été accompagnée d’une mise en oeuvre opérationnelle radicale.

Début 2005, un nouveau responsable est nommé dans l’urgence après la nomination du PDG au gouvernement.
La confiance absolue qu’il accorde à son équipe de direction, et l’absence d’écoute sociale de celle-ci, n’ont pas permis que soit identifiée à temps la spirale destructrice dans laquelle nombre de collaborateurs du groupe se sont vus entraînés.

bureaux vides

Cette stratégie, basée sur le triple déni de son histoire, de sa géographie et des enjeux du travail, a conduit France Télécom à la crise de 2009. La première enquête sur le stress a eu lieu dans ce contexte interne exceptionnel, au paroxysme de la crise sociale. Elle était apparue alors comme partie prenante des premières mesures engagées, au même titre que l’annonce de la suspension provisoire de la fermeture des petits sites, la fin du « Time to move » ou les débats des « Assises de la Refondation ». La forte participation au questionnaire, puis la mobilisation pour participer aux Assises de la Refondation, ont permis de faire émerger la profondeur de la crise. Ces démarches ont confirmé les signaux d’alerte lancés tant par les médecins du travail que par les CHSCT et les nombreux rapports d’expertise qu’ils avaient demandés 2 .

La nouvelle direction nommée en 2010 a alors engagé un chantier de négociation sociale de grande ampleur qui a débouché sur de nombreux accords signés avec les organisations syndicales. La nouvelle politique mise en oeuvre peut aussi être analysée à l’aune des trois questions relatives à l’histoire, à la géographie et au travail.

L’histoire tout d’abord. Au lieu d’en faire une « variable », il s’agit de considérer les salariés comme une « donnée » de l’entreprise et de s’appuyer sur leurs compétences, sur leur fort attachement à l’entreprise, sur leur aptitude à faire face à de nombreux changements. Le plan « conquêtes 2015 » remet l’entreprise dans un temps plus long et fait régulièrement référence en termes positifs à l’histoire de France T élécom. L’« accord seniors » adoucit la fin de carrière de ses anciens et reconnaît le besoin de transmettre leurs savoir-faire. La proposition syndicale de « clause de stabilité dans un poste » est acceptée.

Le rapport à la géographie est également revu. Le projet de regrouper les effectifs sur une dizaine de métropoles et l’approche idéologique de la fermeture des « petits sites » sont abandonnés. L’idée que l’on puisse « amener le travail vers les salariés là où ils vivent » est prise au sérieux 3 . La « reterritorialisation » des activités, par exemple dans les services aux clients, va aussi dans ce sens.

signature

Il s’agit enfin de redonner au travail l’attention nécessaire. Un premier accord sur l’organisation du travail est signé. Il intègre « la prise en compte de l’écart entre travail prescrit et travail réel » et rejette explicitement la taylorisation comme « conduisant à la robotisation des individus ». Un accord sur les expérimentations en vue d’améliorer les conditions de travail le complète en 2011 4 .

Dans la suite de ces accords, la direction envoie à tous les salariés le « Nouveau Contrat Social » qui se fixe pour objectif « une organisation du travail efficace, transparente et coopérative » pour rétablir « la confiance entre les services ». Chacun doit pouvoir « s’exprimer sur l’organisation du travail ». Il est fait référence très précisément aux notions d’« utilité du travail », « d’autonomie », de « marges de manoeuvre », à la nécessité de tenir compte du « travail réel ». Pour donner à ses salariés « les moyens de répondre de manière adaptée et rapide au client », il est prévu de « réduire le nombre d’offres et les simplifier ».
Ces objectifs ambitieux sont complexes à mettre en oeuvre et se heurtent à nombre de résistances. Ils supposent de faire régresser une approche infantilisante du management, de rétablir la confiance au quotidien, de refonder une véritable fonction ressources humaines 5 .

L’ensemble des actions et des mesures prises est évalué par l’entreprise à 900 millions d’euros. Un tel investissement mérite d’être évalué. Or, l’une des mesures prises a fourni un outil essentiel pour contribuer à cette évaluation. Un des accords a prévu en effet la mise en place d’un Comité National de Prévention du Stress (CNPS) qui engage tous les trois ans une enquête « Stress et conditions de travail » auprès de l’ensemble du personnel. L’enquête menée en 2012, et la comparaison avec la situation de 2009, fournissent donc des résultats inédits par leur ampleur et leur ambition pour éclairer les effets de cette nouvelle politique, ce qui a avancé et là où les résultats se font encore attendre.

Mais il convient aussi de rappeler que l’entreprise reste inscrite dans un environnement difficile qui a continué de se durcir alors même qu’une politique sociale nouvelle cherchait à se mettre en place. La crise financière et les plans d’austérité mis en oeuvre dans de nombreux pays se sont traduits par des récessions pour des pays majeurs pour le groupe (Grande-Bretagne, Espagne), les crises politiques ont impacté des filiales importantes (Côte d’Ivoire, É gypte, T unisie). Le secteur a poursuivi ses évolutions technologiques avec la 4G. L’évolution des usages exige une croissance accélérée des capacités des réseaux et donc de lourds investissements.

En France, l’arrivée de Free a été un coup de tonnerre. Pour Les Échos (6 décembre 2012), il s’agit du « deuxième acte de la déréglementation des télécoms entamée en 1998 ». Le récent rachat de SFR par Numéricable, une « revanche » des réseaux sur les contenus, donne naissance à un concurrent redoutable bien que potentiellement entravé par des coûts financiers considérables liés à son mode de rachat. Et tous les observateurs considèrent que ce n’est pas fini, l’hypothèse d’un rachat de Bouygues par Orange étant évoquée. Dans ce contexte où les concurrents directs ont engagé des plans de licenciements, tenir bon sur les engagements sociaux pris est plus difficile. Mais la pyramide des âges d’Orange est très particulière avec l’arrivée à l’âge de la retraite des générations très nombreuses embauchées dans les années 70 pour rattraper le retard que la France accusait alors dans l’équipement téléphonique.

À propos de l’hypothèse du rachat de Bouygues, un syndicaliste calculait que les
éventuels doublons correspondaient à 4 mois de départs naturels chez l’opérateur historique !

 

A suivre…

1 À cette époque, les relations sociales de l’entreprise appliquent les règles de la fonction publique, une culture où on ne discute pas des orientations de la « puissance publique ». Des institutions représentatives du personnel de droit commun, CE et CHSCT, sont mises en place en 2005.
2 Par exemple, le rapport réalisé par SECAFI à la demande du CHSCT de l’Unité d’Intervention Languedoc-Roussillon en juillet 2007 décrit très précisément les situations de violence observées sur le terrain, le désarroi des salariés, leur perte totale de confiance dans les engagements de l’entreprise. Plus de 2 ans avant l’éclatement de la crise sociale, ce rapport alerte explicitement la direction sur le risque que des salariés ne mettent fin à leurs jours.
3 Cf. par exemple, le nouvel accord du 17 mai 2013 sur le télétravail chez Orange.
4 Cet accord, très innovant dans ses intentions, et n’a pas donné lieu à d’importantes réalisations.
5 La filière RH de l’entreprise a en effet fait l’objet d’une restructuration qui l’a laissée exsangue. Dans une interview au Journal du net du 25 novembre 2002, dont le titre est : « Comment faire passer intelligemment la DRH de France Télécom de 3 200 à 800 personnes », B. Merck revendique de « remettre en cause la fonction RH dans ses fondements mêmes » et précise à propos des personnes concernées : « Ils sont obligés de suivre le mouvement, mais rarement de gaieté de coeur ».

 

 

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